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Si l’on sait qu’il fut un grand artiste, Jean-Georges Noverre demeure, aujourd’hui encore, une sorte d’inconnu célèbre, sur lequel circulent de nombreuses fables, voire des contre-vérités. Souvent cité, plus rarement lu, il est davantage invoqué comme prestigieuse autorité symbolique (« le Père du ballet moderne »...), voire comme une sorte de monument historique intouchable. Pour autant, ce monument semble en péril. Ainsi, la « société Noverre » (Noverre-Gesellschaft), fondée à Stuttgart en 1958 dans le but de favoriser les rencontres et expérimentations de jeunes chorégraphes, et par qui les plus grands danseurs de la seconde moitié du XXe siècle sont passés, à l’instar de John Neumeier, Jiri Kylian, William Forsythe et d’autres, a bien failli disparaître en février 2009 par manque d’intérêt, et des artistes, et du public. Par ailleurs, si les positions théoriques de Noverre sur le ballet d’action et la danse pantomime ont fait l’objet d’innombrables études, il n’existe toujours pas, en France, d’édition critique commentée de son œuvre majeure, les Lettres sur la danse, parues tout d’abord en 1760, dont on sait qu’il les réédita à plusieurs reprises, après les avoir complétées et profondément remaniées, et ce jusqu’à la fin de sa vie. La même lacune se constate à propos de sa biographie : les nombreuses erreurs et approximations rencontrées au fil des lectures font ressentir l’urgence d’une réactualisation.

Grâce aux multiples commémorations largement médiatisées, l’année 2010 offrit la possibilité de se transporter dans le temps, revenant deux siècles en arrière. Car l’année 1810 fut riche sur le plan artistique en Europe, voyant la naissance de futurs grands artistes, en musique (Frédéric Chopin le 1er mars, Robert Schumann le 8 juin), en littérature (Alfred de Musset le 11 décembre), voire en danse (la ballerine Fanny Elssler le 23 juin). Mais 1810 fut également l’année où disparut, dans l’indifférence générale, Jean-Georges Noverre, danseur, chorégraphe, théoricien de la danse et du ballet, un artiste qui avait triomphé durant plusieurs décennies sur les scènes françaises et européennes, fréquenté les têtes couronnées et le Gotha princier, entretenu un commerce intellectuel avec les plus grands penseurs et artistes, et dont la renommée semblait devoir être immortelle. Par ses réflexions sur le ballet d’action, la pantomime et les arts de la scène, parfois innovantes sur le fond, souvent péremptoires dans la forme, et toujours savamment orchestrées et diffusées, Noverre avait brillamment contribué à imposer et à légitimer l’idée du ballet comme art pleinement autonome, au-delà du divertissement mineur auquel il était trop souvent réduit, un art à la fonction dramaturgique éminente, capable de susciter chez le spectateur une émotion vraie par le langage de la pantomime. Mais il avait également su, comme nul autre, façonner sa propre légende de réformateur, voire de révolutionnaire du ballet, à l’instar de Gluck pour l’opéra, grâce il est vrai au soutien appuyé d’un philosophe aussi percutant que Voltaire, qui voulait voir en lui le « Prométhée » de la danse.

Le bicentenaire de la mort de Noverre, qui décéda le 19 octobre 1810 à Saint-Germain-en-Laye, se voulut ainsi l’occasion, à travers une rencontre internationale dont est issue la présente publication, de faire le point sur la vie, l’œuvre, la carrière, la pensée et l’héritage de ce prestigieux ambassadeur de la culture française, dont l’activité se déploya au siècle des Lumières dans tout l’espace européen, en France bien sûr (à Paris, Lyon, Marseille, Strasbourg), dans l’espace germanique (à Berlin, Stuttgart, Vienne), en Grande-Bretagne (à Londres) et en Italie (à Milan), sans oublier ses tentatives infructueuses pour se fixer en Pologne ou en Suède. Pour autant, l’orientation de cette rencontre ne se voulait aucunement célébration hagiographique. Bien au contraire, il s’agissait, à la lumière de l’évolution récente de la recherche et grâce à la découverte de sources documentaires parfois inédites, et en privilégiant une démarche résolument interdisciplinaire, de proposer une révision critique de l’historiographie novérrienne, de rectifier des légendes aussi tenaces qu’infondées, et pourquoi pas, de « déboulonner » une statue que cet artiste, certes remarquable et unique, mais à la conscience aiguë et un rien présomptueuse de son propre talent et de son « génie », avait lui-même si puissamment contribué à ériger.

Les débats portèrent donc essentiellement sur la carrière de Noverre, en France et à l’étranger, sur ses années décisives de formation, ses soutiens institutionnels, ses collègues, collaborateurs et concurrents, amis et ennemis, disciples et émules, tant dans le milieu de la danse que pour la musique, l’opéra et le théâtre. Ils permirent d’aborder les conditions très variables de sa pratique chorégraphique, et de constater l’extrême flexibilité dont il fit montre, en adaptant constamment ses œuvres aux circonstances et contraintes matérielles, mais aussi au goût changeant du public. Il fut instructif de revenir sur les modèles dont il avait pu subir l’influence, ou qu’il prétendit au contraire rejeter afin de mieux faire valoir sa propre originalité. Enfin, ce fut l’occasion de brosser un portrait plus fin et tout en nuances de l’homme, en découvrant des aspects peu connus de sa personnalité, ses ambivalences et failles secrètes, sa souffrance de se voir reprocher ses origines étrangères, ses convictions cachées, protestantes sûrement (il avait dû se convertir au catholicisme lors de son mariage), franc- maçonnes peut-être, sa remarquable âpreté au gain, ainsi que sa quête incessante de la faveur des Puissants, dont il était il est vrai dépendant. Les lettres émouvantes qu’il adressa au prince Metternich, quelques semaines à peine avant sa disparition dans la plus grande solitude et le dénuement, témoignent du tragique de sa destinée.

Le présent volume s’organise en trois parties.

La première partie se concentre sur le parcours français de Noverre, revenant sur ses différentes étapes pour apporter des précisions, corriger des erreurs et retracer avec soin le cadre général de sa formation et de son activité. Ainsi, la phase initiale d’apprentissage dans les représentations théâtrales des collèges jésuites, en particulier à Louis-Le-Grand, était demeurée jusqu’alors inconnue, alors qu’elle ne laisse pas d’avoir eu un impact considérable sur ses futures créations : Noverre put y côtoyer les plus grands professionnels de la danse, et expérimenter des pratiques théâtrales et styles chorégraphiques très variés (Demeilliez). L’activité du jeune artiste dans les deux grandes foires parisiennes, les foires Saint Laurent et Saint Germain, fit l’objet d’une enquête minutieuse qui permit de mettre en lumière, en dépit de son extrême instabilité liée aux aléas des institutions, les dons multiples du jeune homme, danseur et comédien, déjà fort apprécié du public, qui devait, lors de son retour dans la capitale dix ans plus tard, donner des preuves éclatantes de son talent de chorégraphe (Porot). La phase provinciale, notamment lyonnaise, fut à coup sûr décisive pour la maturation de son savoir- faire, le développement de son imagination et de ses innovations, grâce notamment à la collaboration heureuse avec le musicien François Granier. C’est là que naquirent, lors de deux séjours prolongés, certaines de ses œuvres maîtresses, comme le « Ballet chinois », qui feront la renommée de l’artiste lors des multiples recréations en France et à l’étranger. Et c’est bien sûr à Lyon que Noverre acheva ses Lettres sur la danse, qu’il publia avant de partir pour Stuttgart (Dartois). Toutefois, lors de son retour en France après une longue absence, la réputation acquise au fil d’une prestigieuse carrière européenne de maître de ballet, et la stature imposante de théoricien réformateur de la danse ne préserva pas Noverre des cabales déclenchées par les circonstances de sa nomination à l’Opéra de Paris. Et si le talent du Maître en matière de ballet-pantomime s’y vit reconnu, il fut bientôt éclipsé par celui de concurrents plus jeunes et réellement novateurs. Il semble bien que les raisons de l’échec relatif de Noverre soient dues simultanément aux contradictions inhérentes à sa démarche, et à la difficulté, pour l’homme mûr qu’il était devenu, à s’adapter aux évolutions les plus récentes de son époque, dont il ne percevait néanmoins que trop clairement tous les signes (Bouchon). La réflexion synthétique qu’il voulut développer sur les conditions concrètes de l’exercice de son art, en se fondant sur son expérience acquise sur de nombreuses scènes d’Europe, constituait un aspect jusqu’à présent peu connu et encore moins commenté de son activité. L’analyse des Observations sur la construction d’une nouvelle salle de l’Opéra, publiées en 1781 après l’incendie de l’Opéra à Paris, prouve que ses recommandations, qu’il s’agisse de l’éclairage des acteurs/ danseurs, des dimensions souhaitables de la scène, ou encore de la suppression des loges d’avant-scène, sont certes dictées par un pragmatisme bien compris, mais qu’elles s’inscrivent aussi dans l’esthétique dramatique propre aux Lumières, qui cherche à préserver à tout prix la cohérence du tableau et l’illusion théâtrale (Sajous d’Oria).

La seconde partie de ce volume est consacrée à la dimension européenne de cette carrière. La carrière germanique, qui se déploya en trois temps et dans trois espaces différents – Berlin, Stuttgart, Vienne – , fit l’objet d’une mise en perspective. Du danseur débutant, figurant parfois distingué comme soliste qu’il était encore à la cour du roi Frédéric II de Prusse, Noverre sut se hisser au rang d’un maître de ballet renommé pour les fastes déployés à la cour du Wurtemberg, puis, après une tentative infructueuse pour se faire engager par le roi de Pologne, trouver le couronnement espéré à la cour impériale de Vienne : la trajectoire révèle une ascension fulgurante (Mourey). Les difficultés objectives auxquelles il se heurta tout d’abord (car ses ballets étaient des entreprises ruineuses), et le malaise ressenti dans la capitale du Saint Empire, avec l’omniprésence pesante de la « commission des bonnes mœurs », lui firent d’autant plus regretter la faveur de son ancien protecteur, le duc Charles-Eugène de Wurtemberg, selon lui le seul prince capable de comprendre ses aspirations et ambitions. Ses tentatives pour retourner auprès de son magnifique mécène furent toutefois vouées à l’échec, probablement en raison d’exigences financières démesurées, comme le prouve l’échange épistolaire qu’il eut avec le conseiller du duc (Cuénin-Lieber). Malgré le prestige attaché à son poste de maître de ballet de la cour, la position de pouvoir sans partage qu’il semblait occuper et les premiers succès publics remportés, le séjour de Noverre à Vienne ne fut pas sans nuages, mais plutôt traversé de tensions et conflits, qui le firent osciller entre triomphe et désastre. Il sut alors développer une facette inconnue de son talent, un don pédagogique exceptionnel, qui lui permit de commencer à former sa propre troupe de danseurs. Les grands ballets dramatiques créés avec cette troupe enthousiasmeront le public viennois (Dahms). Mais le caractère impétueux, orgueilleux, rigide, voire brutal de Noverre, un peu trop convaincu du bien-fondé de ses idées, suscita l’hostilité à peine déguisée de certains rivaux, qui n’hésitèrent pas à tourner en ridicule sa personne et ses manies, autant que ses conceptions esthétiques. La satire due au librettiste Rainieri de’ Calzabigi et au compositeur Gassmann, avec L’Opera seria, est à cet égard éloquente ; mais au-delà de la critique ad hominem, elle témoigne de la vigueur des débats autour des nouvelles formes de théâtre lyrique qui marquaient la vie culturelle viennoise (Quetin). Durant la brève phase italienne à Milan qui suivit, Noverre n’eut pas davantage de chance. Malgré l’abondance et la richesse de sa programmation, et en dépit des ressources déployées pour séduire le public, ses réalisations scéniques comme ses postulats dramaturgiques firent l’objet de violentes querelles, qui divisèrent le public en clans opposés. Pendant ce temps, son rival Angiolini, revenu à Vienne, était la victime de l’évolution du goût du public, qui précipitait l’idole d’hier des cimes du sublime vers l’abîme du ridicule (Sasportes). En revanche, après une première tentative malheureuse (en raison des circonstances politiques défavorables) pour conquérir la scène londonienne au milieu des années 1750, les trois séjours plus tardifs en Angleterre, dans les années 1780 puis 1790, lui furent davantage propices, et il connut même de réels succès au King’s Theater de Haymarket. Est-ce la leçon tirée de l’expérience plutôt négative vécue à l’Opéra de Paris ? Toujours est-il que Noverre sut, semble-t-il, faire preuve de tact et de discernement et se concilier les faveurs des danseurs et de ses collaborateurs (Thorp). La fin de sa carrière eut néanmoins un goût amer : après avoir directement menacé sa vie, la Révolution Française fut fatale à ses ambitions. Sa tentative pour retrouver un emploi prestigieux auprès du roi de Suède en 1791 – il était alors âgé de soixante-quatre ans –, se solda par un échec. Il se vit préférer, ironie du sort, d’anciens élèves ou collègues devenus des rivaux, ou encore, signe des temps, des artistes « nationaux » (Ginger/ Modigh). La dégradation institutionnelle et matérielle de son statut et de ses conditions de vie ainsi que l’isolement entraînèrent une déchéance irréversible. Non seulement sa période de gloire appartenait au passé, mais il symbolisait, en tant que chorégraphe, une époque et une culture définitivement révolues.

Enfin, et c’est l’objet de la troisième partie, l’œuvre chorégraphique de Noverre fut abordée d’un point de vue synthétique, par un retour d’une part sur ses origines, et sur les modèles et influences qui purent marquer cet artiste polyvalent, directement ou par des intermédiaires, et d’autre part sur l’accueil contrasté qui fut réservé à ses ballets et à leurs justifications théoriques, allant de l’admiration sans bornes à une animosité déclarée. Modèles musicaux tout d’abord : ainsi, durant sa période de formation dans les foires parisiennes, et sans doute aussi ultérieurement, Noverre eut l’occasion d’être impressionné par des pièces de Jean-Philippe Rameau intitulées « Pantomimes », ou par des airs inclus dans les opéras à succès du même compositeur, dans lesquels dansait son professeur Louis Dupré. Il put y trouver un type de musique en correspondance avec le geste expressif qu’il recherchait, et apte à stimuler l’action dramatique, selon les principes d’alternance et de contraste qu’il reprendra pour ses propres compositions chorégraphiques. Dans ses Lettres sur la danse, Noverre rendra au reste un hommage prononcé à ce « créateur d’une musique savante mais toujours agréable et voluptueuse » (Legrand). Modèles dramaturgiques ensuite : ce sont bien sûr les influences anglaises, en particulier celle de David Garrick, qui marquèrent de leur empreinte sa réflexion sur l’expression « naturelle » recherchée, au théâtre comme en danse pantomime. A Londres, Noverre eut non seulement l’occasion d’observer le jeu extraordinairement novateur du comédien au théâtre de Drury Lane, mais il eut en outre accès à sa riche bibliothèque personnelle et y trouva des ouvrages, anciens ou contemporains, qui l’inspirèrent directement pour la rédaction de son opus théorique, précisément commencé durant cette première période londonienne (Marie). Le mode de diffusion des spectacles constitue un pan essentiel de l’histoire culturelle européenne. La mobilité des artistes, elle-même conditionnée par la fragilité des contrats liant les troupes aux différentes cours princières et par les réformes incessantes dans les modes de gestion des théâtres, favorisa la circulation des modèles dans toute l’Europe, produisant un brassage qui aboutit au meilleur comme au pire. C’est le cas pour l’œuvre chorégraphique de Noverre. En dehors de la Pologne, où son compagnon Vestris avait été le meilleur ambassadeur de son talent, ses ballets connurent une fortune exceptionnelle à l’intérieur du Saint Empire romain Germanique grâce à ses anciens collaborateurs ou admirateurs ; le ballet héroïque Alexandre et Roxane, créé durant la période fastueuse de Stuttgart, fut repris en 1770 à la cour de Hesse-Cassel par le maître à danser Etienne Lauchery, qui avait collaboré avec Cannabich à la cour de Mannheim. L’Italie avait découvert les ballets de Noverre avant son arrivée, par l’intermédiaire d’anciens compagnons comme Jean Favier ou Charles Le Picq, actif à Naples. Moins connu est le cas de la Bohême-Moravie, alors rattachée à l’Autriche, et située au confluent d’influences artistiques multiples. Même si Noverre lui-même n’y travailla jamais personnellement, nombre de ses œuvres furent recréées, à Prague et à Brünn/ Brno, par des chorégraphes soit italiens, soit « locaux » qui avaient travaillé sous sa direction à Vienne. Ainsi fut introduit, aux côtés des arlequinades traditionnelles, un nouveau style de danse, dans les registres sérieux ou comiques (Dotlačilová). Comme pour les traces des ballets de Noverre (programmes et livrets imprimés pour l’essentiel) conservées dans les archives nationales tchèques, les nombreuses sources musicales manuscrites (partitions, parties d’orchestre) retrouvées dans les archives privées de la famille Schwarzenberg, à Český Krumlov, témoignent de l’impact phénoménal de la danse auprès de la haute noblesse de la monarchie habsbourgeoise. La richesse du matériel conservé est frappante : on y trouve une grande partie du répertoire des ballets viennois de la période, représentant les genres et registres les plus divers (Brown). A Bruxelles également, où Noverre ne s’est jamais rendu en personne, son œuvre chorégraphique fut diffusée par l’intermédiaire d’anciens danseurs qu’il avait côtoyés soit à l’Opéra comique à Paris, soit à Londres, ou encore à Stuttgart (Van Aelbrouck). A la fin de sa vie, Noverre tira néanmoins un bilan mitigé de ces collaborations artistiques, qui frisaient parfois la trahison ; car si ses disciples avaient souvent contribué à augmenter sa gloire, ils s’étaient aussi approprié sans vergogne les mérites du créateur, quand ils n’avaient pas défiguré ses inventions. En dehors de ses œuvres elles-mêmes, Noverre sut également trouver de puissants relais chez ses émules pour promouvoir ses théories. L’étude d’un essai italien publié sous l’anonymat en 1776, et outrageusement favorable au chorégraphe français, fit entrevoir les stratégies et les masques auxquels il eut recours pour faire triompher ses thèses et conceptions dramaturgiques et esthétiques sur le ballet d’action et la pantomime. Se déplaçant de Vienne en Italie, la célèbre controverse qui l’opposait à son rival Angiolini déborda très vite de son cadre initial, et la querelle sur les spectacles fut menée avec une ardeur sans pareille dans tous les cercles intellectuels et artistiques de Milan (Brandenburg). L’exemple du célébrissime ballet tragique Les Horaces et les Curiaces, créé par Noverre à Vienne en 1774, repris à Paris en 1777, et dont le sujet servit ensuite à de nombreux librettistes pour des adaptations, met en évidence, au-delà de la diffusion européenne du modèle noverrien, les résistances auxquelles il se heurta, en raison de l’incompatibilité ressentie par le public et les critiques entre la nature de certains sujets et registres et les formes d’art choisies pour les représenter. Malgré la qualité d’expressivité et d’émotion reconnue à certaines scènes pantomimes, c’est le genre même du ballet d’action tragique qui se vit rejeté comme création illusoire. L’histoire du thème des Horaces illustre ainsi un phénomène historique majeur, l’imperméabilité croissante entre les genres dramatiques, qui aboutit à leur séparation (Champonnois). Plus que comme chorégraphe, c’est comme penseur et théoricien de la danse, et même comme philosophe, que Noverre réussit à passer à la postérité. Après avoir retracé les différentes facettes de son activité et mis en relief la pluralité de ses visages, il était donc instructif de revenir sur les enjeux de sa réception. L’étude de la place occupée par Noverre dans l’historiographie de la danse depuis le XIXe siècle montre comment se construisit progressivement un nom d’auteur, identifié tour à tour comme « audacieux novateur », « réformateur », voire « révolutionnaire », puis « Père du ballet moderne ». La concentration excessive sur son seul nom se fit au détriment de l’ensemble des artistes qui avaient marqué le XVIIIe siècle, avant lui ou simultanément, par leurs expérimentations dramaturgiques et chorégraphiques. La référence autoritative qu’est devenu Noverre servit ainsi, et sert aujourd’hui encore, à déterminer un moment symbolique de rupture entre deux périodes historiques et deux esthétiques que tout opposerait, l’esthétique théâtrale des Lumières et le ballet romantique (Vallejos).

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Qu’il s’agisse de l’homme et d’éléments factuels de sa biographie, de l’artiste et de son œuvre, ou encore des grandes tendances de l’époque, l’apport des échanges dépassa de loin les espérances. En reliant les fils épars qui constituent le tissu inimitable de la culture européenne des Lumières, ils mirent en lumière l’extrême vitalité de la danse, du ballet et des spectacles, et des débats passionnés qui les accompagnèrent, durant tout ce long XVIIIe siècle.

Pour autant, ce volume, entièrement réalisé en langue française, n’a aucune prétention à l’exhaustivité, mais se veut au contraire complémentaire de travaux, personnels ou collectifs, effectués en parallèle dans d’autres pays, à l’instar du colloque organisé en avril 2010 à Oxford par Jennifer Thorp, Celebrating Jean-Georges Noverre (parution en cours) ou de la récente monographie due à Sibylle Dahms sur le « révolutionnaire conservateur » que fut Noverre. Les lacunes de l’ouvrage sont également évidentes, et bien des pistes demeurent à explorer, des intuitions à confirmer. Mais il faut espérer que les nombreux documents inédits, annexes et tableaux récapitulatifs reproduits sauront donner de nouvelles impulsions à la recherche. Quant aux Lettres sur la danse, elles ne purent être qu’effleurées, de même les aspects poétiques et esthétiques de la danse pantomime et du ballet tels qu’ils ressortent des livrets. La conception en diptyque de cet hommage incluait à l’origine le projet d’une seconde manifestation, entièrement dédiée à la réception européenne de l’œuvre théorique de Noverre, ainsi qu’aux différents débats sur les arts de la scène si ardemment menés en Europe au XVIIIe siècle. Ce projet n’est pas abandonné, et il faut espérer fermement que des circonstances plus favorables lui permettront de voir le jour dans un avenir proche.

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A l’origine de l’idée d’un retour sur la personnalité et l’œuvre de Noverre, on trouve l’hommage rendu en mars 2011 par l’Association des amis du Vieux Saint Germain-en-Laye à celui qui finit ses jours dans cette ville. Le projet d’une manifestation scientifique plus ambitieuse fut porté à son tour par l’ « Association pour un Centre de recherches sur les Arts du Spectacle aux XVIIe et XVIIIe siècles », en particulier par Marie-Françoise Bouchon, Virginie Garandeau, Nathalie Lecomte et Bertrand Porot, et trouva un puissant appui en la personne de Pierre Frantz, de l’université de Paris-Sorbonne. Que toutes et tous trouvent ici l’expression de notre reconnaissance la plus sincère pour leur aide et leur engagement.

La réalisation matérielle de cette manifestation n’aurait pas été possible sans le soutien financier et matériel de nombreuses institutions : l’université de Paris-Sorbonne au premier chef, représentées par plusieurs équipes de recherches, écoles doctorales et par son Conseil scientifique, l’université François- Rabelais de Tours, et le Centre National de la Danse, associé à l’entreprise.

Quant à la présente publication, elle a bénéficié, en dehors du soutien financier de l’équipe EA 3556 de l’université Paris-Sorbonne, de celui accordé par Jean-Jacques Tatin-Gourier, directeur de l’équipe « Histoire des Représentations » (EA 2115), de l’université François-Rabelais de Tours, à qui vont tous nos remerciements. Enfin, Laurine Quetin, directrice de la revue Musicorum, a d’emblée accepté d’accueillir ces réflexions dans le cadre de sa revue, et a soutenu avec une ténacité, une vigueur et une chaleur sans failles la réalisation de ce projet. Qu’elle trouve ici l’expression de notre profonde et amicale gratitude.

Marie-Thérèse Mourey,    Université Paris-Sorbonne
  
Jean-Georges Noverre (1727-1810), un artiste européen au siècle des Lumières
Préface